Meursault, contre-enquête

Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Actes Sud, 2014.

Dans un bar d’Oran, Haroun, un désormais vieillard vient rendre justice à son frère. Ce dernier a été tué soixante-dix ans plus tôt par l’Étranger le plus célèbre de son histoire : Meursault.

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L’œuvre du talentueux Camus n’est qu’un vague souvenir pour vous ? Pas de panique, Haroun s’occupe de vous. Il vous a concocté un résumé bien épicé :« Un Français tue un Arabe allongé sur une plage déserte. Il est quatorze heures, c’est l’été 1942. Cinq coups de feu suivis d’un procès. L’assassin est condamné à mort pour avoir mal enterré sa mère et avoir parlé d’elle avec une trop grande indifférence. Techniquement, le meurtre est dû au soleil ou à de l’oisiveté pure. Sur la demande d’un proxénète nommé Raymond et qui en veut à une pute, ton héros écrit une lettre de menace, l’histoire dégénère puis semble se résoudre par un meurtre. L’Arabe est tué parce que l’assassin croit qu’il veut venger la prostituée, ou peut-être parce qu’il ose insolemment faire la sieste. » (Sinon pour un résumé un peu plus objectif veuillez cliquer sur la couverture ci-dessous)

images camusHaroun est donc le frère de « l’Arabe » 25 fois cité  mais pas une seule fois nommé dans ce monument camussien. Pourtant, il y avait deux morts dans cette histoire. Mais, « le premier [nous explique Haroun] savait raconter, au point qu’il a réussi à faire oublier son crime, alors que le second était un pauvre illettré que Dieu a crée uniquement, semble-t-il, pour qu’il reçoive une balle et retourne à la poussière, un anonyme qui n’a même pas eu le temps d’avoir un prénom […] Dès le début, on comprenait tout : lui, il avait un nom d’homme, mon frère celui d’un accident. Il aurait pu l’appeler « Quatorze heures » comme l’autre a appelé son nègre « Vendredi ». Un moment du jour, à la place d’un jour de la semaine. Quatorze heures, c’est bien. Zoudj en arabe, le deux, le duo,  lui et moi, des jumeaux insoupçonnables en quelque sorte… ». Haroun vient alors rétablir cette première injustice en redonnant une identité à son défunt frère,  Moussa.

Haroun portera le meurtre de son frère comme un fardeau toute sa vie. Un fardeau que lui fera porter sa propre mère. Dépossédée à deux reprises par la vie – départ inexpliqué d’un mari lâche et perte du fils ainé dont le corps introuvé n’a pas permis à celle-ci d’en faire son deuil – seule la soif de vengeance l’a maintenue debout. Une vengeance qu’elle a voulu inculquer à son fils comme on inculque des principes de vie… jusqu’à lui faire commettre l’irréparable.

« La première fois que M’ma m’a vu enrouler l’alphabet de mes premières lettres sur mon cahier de nouvel écolier, elle m’a tendu les deux bouts de journaux et m’a sommé de lire. Je n’ai pas pu, pas su. « C’est ton frère ! », m’a-t-elle lancé sur un ton de reproche, comme si j’aurais dû reconnaître un cadavre dans une morgue. Je me suis tu. Qu’ajouter à cela ? Je devinais, du coup, ce qu’elle attendait de moi. Faire vivre Moussa après avoir été mort, à sa place. […] Avec deux paragraphes, il fallait retrouver un corps, des alibis, des accusations. C’était une façon de reprendre l’enquête de M’ma à le recherche de Zoudj, mon jumeau. Cela a mené à une sorte de livre étrange – que j’aurais peut-être dû écrire d’ailleurs, si j’avais eu le don de ton héros : une contre-enquête. J’ai mis tout ce que je pouvais entre les lignes de ces brèves de journal, j’ai gonflé leur volume jusqu’à en faire un cosmos. »

Le narrateur est modeste. C’est incontestable. Le don d’écrire et de décrire, il l’a. Il est certes emprunté de colère et de frustration mais il n’a rien à envier à son homologue français, si j’ose dire.  Il lui a fait vivre l’enfer sur terre. Mais il l’avoue  : « nous étions, lui et moi, les compagnons d’une même cellule dans un huis clos où les corps ne sont que costumes. » Comme Meursault, Haroun est un étranger dans son propre pays. Un étranger qui néanmoins aime cultiver sa différence. Il se décrit lui-même comme « un vieillard qui ne croit pas en Dieu, qui ne va pas à la mosquée, qui n’attend pas le paradis, qui n’a ni femme ni fils et qui promène sa liberté comme une provocation ».

Alors que l’Algérie célèbre son indépendance, « sa nation, sa langue et sa religion » (devise du FLN), Haroun semble vomir le bouillon de culture de ce pays, de son pays : « La religion pour moi est un transport collectif que je ne prends pas. J’aime aller vers ce Dieu, à pied s’il le faut, mais pas en voyage organisé. Je déteste les vendredis depuis l’Indépendance, je crois. Est-ce que je suis croyant ? J’ai réglé la question du ciel par une évidence : parmi tous ceux qui bavardent sur ma condition – cohortes d’anges, de dieux, de diables ou de livres -, j’ai su, très jeune, que j’étais le seul à connaître la douleur, l’obligation de la mort, du travail et de la maladie. Je suis le seul à payer des factures et à être mangé par les vers à la fin. Donc, ouste ! Du coup, je déteste les religions et la soumission. A-t-on idée de courir après un père qui n’a jamais posé son pied sur terre et qui n’a jamais eu à connaître la faim ou l’effort de gagner sa vie ? » Il ajoute plus loin :  « Le vendredi ? Ce n’est pas un jour où Dieu s’est reposé, c’est un jour où il a décidé de fuir et de ne plus jamais revenir. Je le sais à son creux qui persiste après la prière des hommes, à leurs visages collés contre la vitre de la supplication. Et à leur teint de gens qui répondent à la peur de l’absurde par le zèle. Quant à moi, je n’aime pas ce qui s’élève vers le ciel, mais seulement ce qui partage la gravité. J’ose te le dire, j’ai en horreur les religions Toutes ! »

Étranger à cette culture, il reste éloigné et étranger à la guerre d’indépendance qui secoue son pays. On lui reprochera lors de son arrestation, on tentera de l’intimider, de l’humilier mais rien n’y fera. Haroun maintiendra à distance ce pays qui ne cesse de le décevoir : « Le pays était en liesse, mais une sorte de peur régnait en filigrane, car la bête qui s’était nourrie de sept ans de guerre était devenue vorace et refusait de rentrer sous terre. Entre les chefs de guerre vainqueurs, une sourde lutte de pouvoir faisait rage ».

On a donc affaire ici au discours d’un homme seul, frustré et en colère contre ces hommes qui ont choisi comme transport commun la religion. Il rejette avec force et mépris cette culture qu’il considère comme une culture de la soumission et de la régression. Son discours est admirablement bien écrit et bien mené. Mais j’avoue qu’il m’a parfois mise mal à l’aise. Je crois que j’ai toujours été un peu dérangée par le discours du fervent athée qui dans son élan d’enthousiasme et sa volonté d’émanciper ces croyants aliénés en oublie de nuancer son propos. Il favorise ainsi, selon moi, les amalgames d’une religion déjà instrumentalisée par certains médias. Les vrais dangers pour moi ne sont pas les religions, ni les croyances mais les religions d’État et leur volonté de soumettre par la religion. Ceci étant dit, Meursault contre-enquête est un bon et bel hommage rendu à L’Étranger de Camus. La plume de Kamel Daoud est piquante mais fine et élégante. Son discours fait preuve d’une intelligence inouïe, son œuvre pousse à la réflexion et ne nous laisse évidemment pas indifférent.

Je finirais par une dernière citation d’Haroun que je trouve belle et peut-être faisant écho à une certaine triste actualité…

« D’ailleurs, mon cher ami, le seul verset du Coran qui résonne en moi est bien celui-ci : « Si vous tuez une seule âme, c’est comme si vous aviez tué l’humanité entière ». »

Et s’il fallait mettre une note :

http://delivrer-des-livres.fr/challenge-1-2014-les-lectures-participants/

4 réflexions au sujet de « Meursault, contre-enquête »

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